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Ciao Papà, Samizdat, 2012

Sélection de poèmes tirés de Ciao Papà, Samizdat, 2012

À vide de mots

Enfin ils reviennent. Mais craintifs, devant des sables mouvants. Enfants peureux de boire la tasse. Mecs solitaires dans les ruelles obscures d’une vieille ville, tentés par les roucoulements phosphorescents de jeunes filles racoleuses – mais tremblant de froid, de honte, sentant le purin, suintant la graisse – peu sûrs d’eux-mêmes et craignant quelque profonde trahison.

Lignes impalpables, racines de vent dans ce monde plein de briques rouges, dans ma chair avide.

Caresses liquides d’yeux amoureux d’une blessure.

Ciao Papà

à Gian Luigi

I

Impossible d’y échapper. J’ouvre un livre, et tes yeux hagards me regardent. Leurs échardes dans ces paroles aveugles, ces poings serrés.

*

Puis, ton coeur, ce même coeur qui battait sous tes veines les rythmes sombres des forêts, des mousses et des champignons, ce même coeur grand-ouvert dans tes mains durcies de briques, de ciments, de câbles d’acier et de rudes paroles échangées dans les chantiers, ton coeur répandu dans cette salle d’hôpital, dévoré par un cauchemar de tuyaux, un labyrinthe d’ampoules, de filtres et de reflets écailleux des machines.

*

Le courage de plonger, encore, dans la lame cynique de ce soleil radieux qui brillait sur les toits de l’hôpital pendant que ton corps, allongé dans les froideurs de la mort, m’attendait. Vite. Le saisir avant que mon cœur ne m’abandonne. Que tes poings fermés, tout petits à côté de ton corps gonflé par l’hémorragie vorace, ne s’emparent des miens, me serrent la gorge, les tripes – encore une fois. Vite.

Mais pour qui, pourquoi ?

*

La salle d’attente devant les soins intensifs. La peur de l’espoir dans les yeux des parents des malades. Le bleu clair des gants du couvre-chef et de la tunique, endossé pour s’approcher de ton lit. Le médecin-chef et son jargon technique, paquet glissant que je tendais à tes amis et à la famille enveloppé d’une gaze alarmée ou rassurante selon les jours, les heures ou les minutes. Les portes qui s’ouvraient à notre espoir seulement pendant les heures de visite. Tes yeux encore fermés. Les journaux, les magazines, les livres lus pour faire passer le temps, éponger le sang. Le beurre de cacao sur tes lèvres sèches. Les paroles d’amour chuchotées malgré tout à ton oreille, un peu gênées de leur douceur devant les machines impassibles, un peu peureuses de s’enfoncer dans le noir. Le noir sournois qui s’infiltrait en nous pendant les heures d’attente. Le noir vertical dans lequel, non, nous ne voulions pas glisser. La salle d’opération quelque part dans l’hôpital, quelque part en nous aussi. Nos mains impuissantes, nos yeux aveugles. Le ronronnement métallique des machines dans l’air aseptisé de l’hôpital. Ton sang qui coulait, visqueux, malade. Les liquides, les ampoules, la barbe grise rassurante du spécialiste de la transfusion. Les poils dressés des chirurgiens, les sourires de hyènes dans l’odeur blême du sang sur leurs tuniques vertes. Nos pas qui commençaient à s’habituer à ces couloirs.

En vrac, en paquets d’abandons déposés devant ton lit livide.

*

Contre la ligne de braise qui allait s’aplatissant à l’écran, contre les reflets sourds des machines, te saluer pour la dernière fois papà , avec des mots qui émergeaient d’un muscle plus profond que ma nuit, un muscle qui m’emplissait d’un sang fier et tumultueux. Et je sentais mes pieds se cramponner au sol, ma main serrer fort la tienne et mon coeur s’ouvrir à ces profondeurs qui me surplombaient et que tes pupilles, probablement, exploraient déjà.

*

Depuis trop longtemps tu arpentais les forêts en humant les vastes mousses de tes yeux déjà pleins de cendre

depuis trop longtemps on voyait les étincelles s’éteindre, une à une, autour de tes mains de forgeron de la vie et le grand frein te tenailler les mâchoires

depuis trop longtemps, les matins vides et les soirs vidés, les matins qui bâillaient dans tes muscles en colère et tes habits somnolant lourds avec la paperasse qui s’entassait dans la poussière de tes armoires

depuis trop longtemps les petites mains de tes petits-enfants, bouées flottantes sur ton horizon

depuis trop longtemps seul et hagard sur ce ring à boxer contre les freins, à parer leurs coups en offrant généreux des blagues et des sourires à tout le quartier, en ouvrant la porte ton coeur et ton vin à qui les voulait bien

depuis trop longtemps, ton corps tuméfié par tant de luttes, par une averse de crachats: non, si on te l’avait demandé, tu n’aurais pas voulu venir sur cette terre, mais personne ne te l’avait jamais demandé, personne, et tu t’es retrouvé seul sur un abîme, seul pour noyer ton vertige dans le travail acharné, la colère ou l’alcool de l’amitié

Ou c’était le mensonge qui m’aidait à me séparer de toi: «depuis trop longtemps».

*

Trop froid dans cette morgue pour les larmes de tes amis qui te touchaient, t’embrassaient le front, puis se tournaient vite, enfouissant leur yeux dans un mouchoir. Mais moi je restais avec toi, debout dans le froid acide, me cramponnant à la chaleur de mes yeux qui aspiraient encore ton image. J’engrangeais les restes de cet homme que tu étais. Et ton sang généreux courait encore plus fort dans mes veines, cognant contre ces images trop pâles, s’enflant de colère et de témérité. Courait torrentiel comme ton combat de tous les jours. Coup de boule contre ce soleil qui, dehors, resplendissait acharné.

*

Elle a voulu rester quelques minutes toute seule avec toi, avec une petite rose qui toussait. Une petite rose achetée pour une poignée d’euros à un jeune tamoul posté à un feu rouge: le dernier baiser d’une petite fille de douze ans dans le froid.

*

Des flaques d’eau tiède et un peu sale, les mains flasques du croquemort. Moments d’évanouissements. Cloques. Escarres.

Le muscle qui me soutenait noyé dans une mare.

Puis, une main sûre derrière ma nuque tire mon visage vers la chaleur d’un regard d’homme que je ne connais pas. Le sang revient. Ma poitrine se gonfle fière de tes amitiés.

Une poigne ferme, de l’intérieur, me redresse.

(Gian Luigi est décédé à l’Ospedale di Circolo di Varese, Italia, le 19 avril 2008 à 15h.15)

II

De l’eau. Encore de l’eau pour mes mains mouillées du noir qui sourd des éponges, les empoignent fébriles comme pour contrer, au fond de cette fatigue, ce noir aveugle qui triture les souvenirs à mesure qu’ils remontent à l’esprit.

De l’espace. Du neuf. Et pas seulement pour les nouveaux locataires qui rempliront d’une nouvelle vie cette maison repue des remugles de ta présence. Un grand sac-poubelle noir, lui aussi, de ce déclic qui me percute les tripes à chaque objet que je jette dedans: tire-bouchons, casseroles ridées qui me regardent, bibelots saturés de poussières de nausée. Déclic que j’étouffe, comme je peux, dans ma frénésie de tout nettoyer, enfin, de te laisser.

Mais tu es encore dans les armoires, tu planes rapace et diaphane autour de ces lignées de cintres vides, dans la lumière qui tire la langue, ne veut pas se renouveler. Tu es encore dans les objets que je choisis de garder ou qui me choisissent, je ne sais. Ces objets que je garderai avec moi, ou que je déciderai d’abandonner, un jour, dans un autre sac noir. Ces objets dans lesquels je te laisserai me regarder vivre et je te contemplerai, muet. Ces objets que je range dans une valise qui me suivra, enterrée comme celle de Peau d’Âne, dans cette lourde forêt de mon deuil.

Cette forêt de longue attente.

Puis, d’un coup, comme pour soulager cette pression qui allait s’accumulant dans mon sang à chaque déclic du sac noir ou, aérer ces masses de tristesse de vagues lumières de renouvellement,

une photo. Une autre. Les mains qui oublient le temps en feuilletant les albums, pendant que des larmes lavent un peu à l’intérieur, rincent, refont un peu de place, redonnent de l’énergie pour continuer avec les éponges, les liquides dégraissants, les chiffons qui s’encanaillent de noir.

Et alors, dans un grondement rongé par le présent, revoir défiler les images qui sourdent d’un passé encore trop brûlant. Les sentir remonter, gratter encore un peu les entrailles à mesure de leur passage, apparaître saturées de la lumière d’un ciel de novembre lourd de nuages, puis redescendre, redevenir murmure, se diffuser encore et retrouver une assise quelque part au fond des muscles, pendant que les mains continuent à presser le noir des éponges, à gratter, rincer, puis passer encore pour enlever les restes de vie inerte: poussières, objets que personne ne voudrait plus, vieilles boîtes.

Brissago-Valtravaglia, dimanche 22 novembre 2009

III

De mes cicatrices mal fermées parfois ils ressurgissent, forcent les portes de ma nuit, se lèvent et l’emplissent de points d’interrogations en papier de verre qui grattent ma peau, enlèvent peut-être des peaux mortes, font grincer ses portes. Ils se lèvent dans ma nuit, je te dis, en nuages obscurs qui empâtent mon esprit et mes muscles.

Il suffit d’un petit choc. Je ne sais même pas quoi, au juste. Puis, avec eux, c’est le noir qui se réveille, ce noir qui veille. Et comme pendant les jours infinis qui ont suivi ton décès, j’avance dans ma vie comme la ligne d’une craie. Une craie qui fait siffler le noir tout autour du jour. Et mon présent s’embue des vertiges des espaces sidéraux.

Et j’y flotte.

Ils se lèvent dans ma nuit, je te dis. Et c’est le grand mouchoir rouge serré autour des mâchoires de Manuela, la première morte que j’ai vue à huit ans, je crois. Puis, ces notes de trompette dont la chair tuméfiée fermentait dans ma salive chaude autour de l’anche de mon saxophone, pendant que je marchais avec la fanfare communale derrière le cercueil de Maurizio sur le long raidillon qui montait là-haut, à l’église. Ou c’est le triste plastique gris de la tombe d’Angelo qui faisait honte à toutes les autres. Angelo, le jeune criminel du village qui m’a offert une plume un week-end de libre sortie de prison. Angelo avec ses grands yeux bleus injuriés de sang, de tout le sang dont il avait été accusé, à quarante-six ans.

Ils se lèvent dans ma nuit, je te dis, reviennent avec leurs chants éperdus. Et je me hâte, alors, à fermer mes portes: je fais de l’ordre dans mes armoires, dans ma vie, je m’accroche à la matière, j’essaie tant bien que mal de contrer ces ferments de désordre.

Palézieux, le 2 décembre 2009

L’odore di mio padre (traduction française ci-dessous)

Lo fiutava
la scrutava
si strusciava vischiosa
lo attirava in fondo ai suoi occhi strani
e lui
lupo mannaro
fuoco di bosco
di quei fuochi un pò intirizziti dell’autunno
che ti sfrecciano dentro pieni di rabbia di sabbia
e ti fanno tremare di ricordi
e lui così lui
in quella sera di primavera gonfia della schiuma del rozzo Barbera
che volava spensierato nelle sue vene
nelle mie
ed in quelle attonite di un mio amico
che poi mi disse che una scena così
non la vide mai
mai vide quei giochi ladri
tra lui e lei e me
perchè lei nostra cugina
con i suoi occhi sbrodolati mi sbottonava dappertutto
e una luce strabica rimbombava nel mio sangue
mentre lui
la sfiorava la fiutava le diceva
tra una bestemmia stropicciata uno scherzo un sorso di Barbera
le diceva quanto lei gli facesse odorare adorare
il muschio maschio del suo sangue
a tal punto che non ce la faceva più
non ce la faceva più dei suoi vestiti troppo attillati
e avrebbe voluto levarglieli lì
davanti a noi
e sempre sulla porta della cucina
sempre lì si strusciavano si fiutavano
lei con le labbra forti di Barbera di carne grigliata
lui con la solita canottiera di una settimana
le solite mani calde di vivande da offrire
a noi ospiti suoi
già sazi e strasazi del sangue guerriero
che strombazzava scoreggiava anche in noi
scoreggiava animale
per quel desiderio un pò sporco e così vischioso
l’odore arrogante di quel desiderio che ribolliva
nel sudore unto della carne grigliata sul braciere
di quella fresca sera di primavera
la sera in cui per l’ultima volta
sentii l’odore di mio padre

poi
il secco asettico della rianimazione
spugne
tubi
bip

Brissago Valtravaglia, aprile 2008

L’odeur de mon père

Elle le flairait
il la scrutait
elle se frottait contre lui visqueuse
l’attirait au fond de ses yeux étranges
et lui
loup-garou
feu de forêt
de ces feux un peu transis de l’automne
pleins de rage de sable
qui te transpercent telle une flèche
et te font trembler de souvenirs
et lui tellement lui
dans cette soirée de printemps bouffie de la mousse du fruste Barbera
qui volait insouciant dans ses veines
dans les miennes
et dans celles stupéfaites d’un ami
qui me dit ensuite qu’une telle scène
il ne la vit jamais
jamais ne vit-il ces jeux fripons
entre lui et elle et moi
car elle notre cousine
avec ses yeux onctueux me déboutonnait partout
et une lumière strabique résonnait dans mon sang
pendant que lui
l’effleurait la flairait lui disait
entre un juron froissé une blague une gorgée de Barbera
lui disait comment elle lui faisait flairer adorer
son sang mâle moussu
si odorant qu’il n’en pouvait plus
de ses habits trop moulants
et il aurait voulu les lui enlever là
devant nous
et toujours à la porte de la cuisine
toujours là ils se frottaient se flairaient
elle les lèvres fortes de Barbera de viande grillée
lui son habituel débardeur d’une semaine
ses habituelles mains chaudes de plats
à offrir à ses invités
déjà repus et rassasiés du sang guerrier
qui claironnait pétaradait en nous aussi
pétaradait animal
pour ce désir un peu sale et si visqueux
l’odeur arrogante de ce désir bouillonnant
dans la sueur onctueuse de la viande grillée sur le brasier
de cette fraîche soirée de printemps
la soirée où pour la dernière fois
je sentis l’odeur de mon père

puis
la sécheresse aseptique des soins intensifs
éponges
tuyaux
bips

Brissago-Valtravaglia, avril 2009

Pièce manquante

à Giorgio

Mais son urne était là. Discrète, à côté de la table appareillée pour le repas de Noël, juste derrière la place qu’il occupait l’année d’avant. Pour la première fois, moi le seul homme, moi soudain le père. Au bout de la table, au bout de moi-même. A l’étroit dans le rôle tel que je l’avais jusqu’alors investi et flottant dans le vide autour duquel le puzzle familial cherchait insensiblement un nouvel équilibre.

Puis, par secousses de tendresse, par afflux soudains de sang, la présence en moi de mon père disparu. Vague immense qui me jetait sur une plage perdue, me roulait comme une éponge nue dans l’écume de ses gestes de ses rires de ses moues. Moi, moins lui, plus lui en moi: mes mains s’agrippaient incrédules à cette pépite, la palpaient, la tournaient de chaque côté pour vérifier si vraiment elle m’appartenait. Cette jeunesse à laquelle je devais renoncer pour la posséder, cette jeunesse de fils, combien elle était chétive et tremblante devant ce sang rutilant de père. Combien de fois devrai-je encore le sentir parcourir mes veines étonnées d’une présence étrangère et pourtant si familière? Combien de fois, jusqu’à ce que mon sang ne se reconnaisse qu’en ce mélange?

Bissone, Noël 2009

String

à Ophélie

Rouge. Rouge et tout petit entre ses doigts indécis indécents qui le palpaient, voulaient l’apprivoiser encore une fois puis, le repoussaient au fond du double sachet en plastique, le reprenaient, le laissaient à nouveau pour se concentrer sur les sous tifs aux vagues nuages de dentelles, sur les autres sous-vêtements à petits pois, l’orange vif des ces culottes où un « je t’aime » en gros caractères dorés trônait, tout le rose flamboyant de ce butin acheté chez les marchands chinois où « c’était vraiment pas cher, n’est-ce pas, papa? », ses doigts surfant sur le crissement lumineux comme la mer lointaine de ce double sachet en plastique qu’ils ouvraient encore, refermaient – paupières qu’elle aurait (ou que j’aurais?) voulues bien plus fermées, plus secrètes.

Puis d’un coup, le sachet jeté sur le siège. Un regard blanc vers moi assis à côté d’elle, essayant maladroitement, par un sourire gêné de la protéger de l’embarras que me causait ma curiosité. Et l’entrevoir ainsi, vaguement rassurée, reprendre le sachet et palper encore une fois les étincelles de couleurs emportées de cette ville inquiète de toutes ses ruelles étroites et de ses têtes d’hommes aux yeux perçants et dentés que j’avais vues surgir d’une nuit solitaire pour arracher l’amour.

Genova, Via del Campo, le 15 avril 2009