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Pieds-de-biche, Samizdat, 2009

Sélection de poèmes tirés de Pieds-de-biche, Samizdat, 2009

Charnières

Cela commence toujours comme ça: quelque chose se craquelle, se lézarde dans la poitrine. Une pression part du bas, du centre : tantôt du feu, tantôt des mains invisibles qui écartent et font grincer les dents d’une charnière. Pas d’explications, au début, pas d’images non plus. Seulement une pression informe, uniforme. Plus claire, plus naturellement présente lors des moments les plus simples, des gestes les plus ordinaires (la vaisselle, le linge que lentement tu replies, la toilette avant d’aller te coucher). Pression qui cherche le simple, en toi. Et tu sais qu’un livre, une autre cigarette, le frigo ou alors, ce qui reste à faire, ce que tu pourrais faire, suffirait pour un moment (ou une soirée même) à ralentir le rythme de ces fuites de ton sang. Mais c’est le courage de t’y laisser couler qui fera jaillir son silence épais de fourrure de bête. De cet écartement subtil de ton centre soudainement alors, des images comme pour te rendre l’équilibre perdu; parfois d’autres poèmes, d’autres rythmes déjà découverts comme béquilles momentanées. Puis les mains invisibles chercheront d’autres issues, d’autres énergies pour continuer le travail commencé à ton insu: elles te mettront à contribution.

Insomnies

Debout
se le dire à un moment donné
se le dire malgré le corps
qui commande aux paupières de se fermer
malgré la solitude qui envahit
la nuit
on est comme devant soi
avec pour viatique
toutes les questions toutes les réponses
soudain toutes les clés
pour ouvrir les cages où sa vie semblait momentanément enfermée
mais on reste debout
à suivre ces pensées aux yeux de chat
ces pensées racoleuses droites et pleines de chair
qui bousculent et qui poursuivent
et qui ne laissent plus d’espace
à l’intérieur
plus d’oreiller pour
s’abandonner

Mecs

Seulement
les voir de loin
de loin se demander
ce qu’ils vivent eux
les bras croisés sur leur intimité
se demander ce qui saigne
mais qui reste barricadé
dans les chambres secrètes
de ces Barbe-Bleue aux soupirs en barbelés
se demander
quels trésors quelles chaloupes quels désirs de conquête
conduisent ces capitaines
toujours sûrs toujours fidèles à eux-mêmes
toujours ironisant sur les vents et les tempêtes
calculant évaluant conjurant
toujours
conjuguant le verbe « contrôler »
se demander
sur quels mers démontées
doivent pourtant vivre ces capitaines
et quels impératifs imperceptibles les amènent
à calfater sans cesse
sans cesse à se séparer
de ces trésors jugés
faiblesses
et qui restent à eux-mêmes secrets

Scène de ménage

Après, il ne reste que de la cendre dans les veines, de ce sang amer qui est soudain remonté d’on ne sait où et a débordé les lèvres pour se déverser dans ce lieu clair que vous aviez réussi à bâtir entre vous. Après, vous restez seuls dans ce silence acide qui pèse, vous restez nus et les mains vides après autant de colère. Le piège? Toujours le même, toujours les mêmes circonstances critiques, toujours les mêmes questionnements, après. Le piège? Vous l’aviez vu venir, mais votre sang s’y était engouffré, s’était évadé de cette trêve qui l’endormait. Votre sang, mu par on ne sait quel dessein obscur qui temporairement lui inflige cette révolte. Votre sang, qui rituellement se déleste d’un trop plein et laboure vos terres. Votre sang, qui se répand en paroles que vous n’auriez pas voulu dire, qui gonfle les narines et les muscles et parfois vous dicte des actes insensés.

Nuits

Neige dehors. Et dedans, quelque chose d’encore plus léger et indécis fige le paysage: points de suture d’un travail de mâchoires voraces mues par on ne sait quel dessin profond, pus et débris des structures qui s’écroulent sous cette poussée du sang qui se renouvelle. Essaims d’épaules nues qui se bousculent, frissons d’inquiétude d’énormes masses de corps en déséquilibre. Cherchant. Cherchant pareils à des navettes frénétiques l’axe ferme et vertical d’une nouvelle stabilité.

Renouvellement exigeant – encore un. Mais point de repères, pour l’instant, sauf ces hordes qui traversent les marécages fiévreux de tes nuits: zigzags phosphorescents comme la soif d’un serpent, comètes lancées par des muscles profonds et invisibles. Visages. Éruptions de visages connus qui voguent dans un air électrique. Morceaux épars de ton firmament dont tu suis les trames sans autre savoir que celui de ta solitude.

Et de ces matins qui commencent avant l’heure, il ne te reste que cette saveur d’étoiles notée à l’arrachée, à la lueur d’un mystique souvenir d’ordre – et d’unité.

Monsieur « Non »

Il a suffit d’un rendez-vous pour le réveiller, puis pour le tenir debout toute ta nuit. Imperceptible au début, comme une écharde de vide dans tes jambes, un reflet sinistre dans la télé allumée pour le fuir, une tique sur ton oreiller. Puis, sans doute, ses coups de boule dans ton sommeil – ton réveil comme un animal éventré. Debout toi aussi enfin, pour te sentir vivre contre lui, contre ses mains qui te barrent la route, ses panneaux violents d’interdictions qui défilent devant tes yeux. Tu ne pensais pas le retrouver si vivant, si acharné, le salopard. Tu croyais avoir l’avoir expulsé de toi. Mais ses yeux ont rayé ton disque comme un acide, comme des ongles d’un ogre affamé. Et tu te retrouves enfant, devant un cortège de grimaces qui se démultiplient dans les têtes des gens que tu rencontres et que tu as l’impression de trahir dans l’état où tu es.

Glu

On marche
ça marche
à peine on souffle
le mur
le dur

ça arrive
de temps en temps
ça tombe dessus

on étaye le mur
on étaye le dur
on étaye

cailloux

ça dégringole
sur tout
ça colle

salives
on voit le pus
on ne voit plus
le plus
on ne voit plus

Cases vides

Matins qui se suivent
qui se poursuivent

on est
dans ce corps-outil
étiré entre deux pages déjà remplies de l’agenda
trait d’union entre deux abîmes

lorsque le temps manque pour douter
on doute de tout
on cherche
des cases vides
un nulle part quelconque
un lieu d’avant
d’avant les pensées
d’avant les choses qui déjà regardent
d’avant

cases vides
comme au centre d’une croix
avec le passé l’avenir les autres et soi
ni attirants ni repoussants
cette fois

Intervalle

Parfois, dans une bougie qui s’allume, tu t’oublies.

Derrière la porte, les cigarettes fumées entre deux, les grimaces des bureaux, les trains qui courent même dans la nuit.

Mais ici, le corps luit. La douceur parfume la poitrine d’une promesse sincère. Les gestes, comme la blancheur d’un vol dans un ciel sans déchirures, glissent fermes et légers dans les lèvres ouvertes de l’air.

Tu ne sais pas ce que tu as perdu. Tu ne veux pas le savoir. Tu bois cette eau qui est toujours là, même si tu ne l’entends pas. Imperceptiblement, tu glisses plus bas, au centre d’une danse de chair et d’encens tu te retrouves pieds nus, à humer le sang tranquille de la terre, à te demander d’où vient ce cœur qui aspire toutes les minutes, d’où il respire, si tendrement.